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mywalkening
5 janvier 2005

Les yeux ne servent pas qu'à voir

Les yeux ne servent pas qu'à voir

Après des centaines de milliards d'années, il se considérait subitement comme Ames. Non pas la combinaison de longueurs d'ondes qui, dans tout l'univers, était maintenant l'équivalent d'Ames, mais le son lui-même. Un vague souvenir lui revenait des ondes sonores qu'il n'entendait pas et ne pouvait plus entendre.
Le nouveau projet aiguisait ses souvenirs de choses vieilles d'ères innombrables. Il aplatit le tourbillon d'énergie qui composait la totalité de son individualité, et ses lignes de force s'étendirent au-delà des étoiles.
Le signal de Brock répondit.
Sûrement pensa Ames, il pouvait le dire à Brock. Il pouvait bien le dire à quelqu'un, sûrement.
Le schéma d'énergie mouvant de Brock entra en communication.
- Tu ne viens pas, Ames?
- Si, naturellement!
- Tu participeras à la compétition?
Les lignes de forces d'Ames palpitèrent de manière désordonnée.
- Oui! Très certainement! J'ai pensé à une forme d'Art toute nouvelle. Quelque chose de vraiment inhabituel.
- Quel gaspillage d'efforts! Comment peux-tu penser qu'une nouvelle variante puisse être imaginée après deux cents milliards d'années? Il ne peux rien se produire de nouveau.
Pendant un moment, Brock se déplaça, déphasé et asynchrone, et Ames dut se dépêcher pour adapter ses lignes de force. Ce faisant, il capta le cours de pensées-autres, le spectacle des galaxies poudreuses sur le velours du néant, et les lignes de force palpitant en multitudes d'énergies-vie entre les galaxies.
- Je t'en prie, absorbe mes pensées Brock. Ne te ferme pas. J'ai songé à manipuler la Matière. Imagina ça! Une symphonie de Matière. Pourquoi se soucier de l'énergie? Bien sûr qu'il n'y a rien de nouveau dans l'énergie. Comment serait-ce possible? Est-ce que ça ne prouve pas que nous devons traiter avec la Matière?
- La Matière!
Ames interpréta les vibrations d'énergie de Brock: du dégoût.
- Pourquoi pas? Insista-t-il. Nous étions nous mêmes de la Matière autrefois, il y a... oh... il y a un trillion d'années! Pourquoi ne pas construire des objets au moyen de la Matière, ou des formes abstraites ou... écoute Brock! Pourquoi ne pas fabriquer une imitation de nous-mêmes en Matière? Nous mêmes comme nous étions dans les temps?
- Je ne me souviens pas comment c'était, répondit Brock. Personne ne s'en souvient.
- Moi si, affirma énergiquement Ames. J'ai passé tout mon temps à y réfléchir, et je commence à m'en souvenir. Laisse moi te montrer, Brock. Dis moi si j'ai raison. Dis le moi!
- Non. C'est stupide. C'est... répugnant.
- Laisse moi essayer, Brock. Nous sommes amis, nous avons palpité d'énergie ensemble depuis le début, depuis que nous sommes devenus ce que nous sommes. Je t'en prie Brock!
- Bon, mais vite alors.
Ames n'avait pas ressenti un tel frémissement dans ses lignes de forces depuis... combien de temps? S'il essayait maintenant pour Brock, et si ça marchait, il oserait manipuler la matière devant l'assemblée des êtres d'énergie qui attendaient si tristement du nouveau depuis des ères.
La Matière était rare, là, entre les galaxies, mais Ames la rassembla, la gratta et la malaxa durant des années-lumières-cubes, en choisissant les atomes, il obtint une consistance de glaise et façonna la matière en une forme ovoïde qui s'étala au dessous.
- Tu ne te souviens pas Brock? Demanda-t-il doucement. Est-ce que ce n'était pas quelque chose comme ça?
Le vortex de Brock trembla en synchronisation.
- Ne me force pas à me rappeler. Je ne me souviens pas.
- C'était la tête. On l'appelait tête. Je me le rappelle nettement. Je veux le prononcer. Avec le son, je veux dire.
Il attendit, puis il demanda:
- Regarde, est ce que tu te souviens de ça?
Sur la face supérieure de l'ovoïde apparut TÊTE.
- Qu'est-ce que c'est que ça? Demanda Brock.
- C'est le mot qui dit "tête". Les symboles qui représentaient le son du mot. Dis moi que tu te souviens, Brock!
- Il y avait quelque chose, hasarda Brock, en hésitant. Quelque chose dans le milieu.
Une bosse verticale se forma.
- Oui dit Ames. Le nez, c'est ça! Et voila les yeux, de chaque côté!
Le mot NEZ apparut, et puis OEIL GAUCHE, OEIL DROIT.
Ames considéra ce qu'il avait formé, ses lignes de force palpitant doucement. Etait-il sûr d'aimer cela?
- Bouche, dit-il en petits frémissements, et menton, et pomme d'Adam, et clavicule. Les mots me reviennent!
Ils apparaissaient sur la forme.
- Depuis des centaines de milliards d'années, je n'ai pas pensé à eux, dit Brock. Pourquoi est ce que tu me les as rappelés? Pourquoi?
Ames était provisoirement perdu dans ses pensées.
- Autre chose. Des organes pour entendre, quelque chose pour les ondes sonores. Des oreilles! Où est ce qu'elles vont? Je ne me rappelle pas où il faut les mettre!
Brock s'écria:
- Laisse ça tranquille! Les oreilles et le reste! Ne te souviens pas!
- Pourquoi? Qu'y a t-il de mal à se souvenir demanda Ames perplexe.
- Parce que l'extérieur n'était pas rude et froid comme ca, mais lisse et tiède. Parce que les yeux étaient tendres et vivants, et les lèvres de la bouche tremblaient, et elles étaient douces sous les miennes.
Les lignes de force de Brock s'agitaient, s'agitaient en vacillant.
- Pardon, dit Ames. Pardon!
- Tu me rappelles que j'étais une femme, et je connaissais l'amour, je savais que les yeux ne servent pas qu'à voir, et aujourd'hui je n'en ai pas.
Avec violence, il ajouta de la matière à la tête grossièrement façonnée et déclara:
- Qu'ils le fassent!
Et il pivota et s'enfuit.
Et Ames vit et se souvint à son tour qu'il avait été un homme. La force de son tourbillon fendit le tête en deux, et il repartit à travers les galaxies, sur la piste d'énergie de Brock, pour retourner vers l'éternelle condamnation de la vie.
Et les yeux de la tête de Matière brisée brillaient toujours de l'humidité que Brock y avait mise pour figurer les larmes. La tête de Matière fit ce que les êtres-Energie ne pouvaient plus faire : Elle pleura pour toute l'humanité, sur la fragile beauté des corps auxquels ils avaient renoncé, il y avait un trillion d'années.

Isaac Asimov

Mywalkening2005 by rorschach

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